Chroniques·Science Fiction

Chronique 3 TRS : Les Furtifs D’Alain Damasio

Couverture du livre

Résumé : Ils sont là, parmi nous jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de nos quotidiens. On les appelle les furtifs. Une légende ? Un fantasme ? Plutôt l’inverse : des êtres de chair et de sons, aux facultés inouïes de métamorphoses, qui nous ouvrent la possibilité précieuse, à nous autres humains, de renouer avec le vivant. En nous et hors de nous, sous toutes ses formes et de toutes nos forces. Dans nos villes privatisées et sentientes, où rien ne se eprd, ils restent les seuls à ne pas laisser de trace. Nous, les citoyens-clients, la bague au doigt, couvés par nos Intelligences Amies, nous tissons la soie de nos cocons numériques en travaillant à désigner un produit de très grande consommation : être soi. Dans ce capitalisme insidieux, à la misanthropie molle – féroce pour ceux qui s’en défient -, l’aliénation n’a même plus à être imposée, elle est devenue un « self-serf vice ». Et tu penses y échapper ?

Les Furtifs d’Alain Damasio est un livre de Science Fiction paru aux éditions La Volte en 2019. Inclus dans le livre, vous pouvez trouver un lien pour télécharger l’album du roman, composé par le guitariste Yan Péchin et agrémenté des voix d’Alain Damasio et de Mood, concentré de poésie et de délicatesse (je vous conseille de l’écouter après la lecture du livre).

Je tiens à préciser que la plupart des interprétations autour du livre que vous trouverez dans cet article sont de mon fait. C’est très subjectif, il s’agit de mon ressenti lors de ma lecture, et cela ne représente pas forcément ce que l’Auteur a pensé lorsqu’il a écrit le livre. Maintenant que ceci est dit, bonne lecture 🙂

Les Furtifs

Fort de lui même, l’auteur nous introduit à une nouvelle espèce, faite de matière, de nous, de vous, de l’air, de l’eau, de sentiment, de musique et de sons, une espèce qui vit parmi nous sans que nous puissions la voir. Une espèce qui n’apparait sur aucun des radars, qui peut échapper à nos regards et qui pourtant fait partie intégrante de notre vie. Elle se lisse, se dévisse, s’enlise, s’analyse (j’ai tenté de faire du Alain Damasio mais je n’ai pas sa plume magnifique donc on ne se moque pas) dans tous les sens du terme. Un furtif, c’est le vent qui balaie l’océan et le fait se mouvoir en de magnifiques vagues au loin. C’est la sensation de pesanteur sur votre front, la nuit, d’une petite patte d’ourson qui vient vous caresser la peau. C’est l’électricité, qui brusquement, s’éteint sans aucune raison. La définition de furtif est « Qui passe presque inaperçue » et c’est ce presque qui donne toute leur définition à ces derniers. Presque, parce qu’on les sent, on les ressent tout le temps, même si l’on ne sait pas que c’est eux.

Quand on y réfléchit, et pour revenir dans notre monde réel, la pensée d’une espèce telle que les furtifs n’est pas sans sens : cette sensation sur votre front, que quelque chose vous tapote furtivement la peau, ne vous est-elle jamais arrivée ? Encore une fois, Alain Damasio fait preuve d’une grande inventivité non dénuée d’une certaine logique et applicable en dehors de son livre.

Une dystopie disruptive

L’auteur nous dépeint ici une dystopie qui nous effraie, qui nous fait doucement sourire et nous fait penser « non, cela ne nous arrivera jamais ». Pourtant, cette dystopie a déjà commencé, si bien qu’on ne peut plus la considérer, comme une dystopie. Dans le livre, on assiste à l’intervention de la technologie qui contrôle nos moindres faits et gestes, qui influence nos décisions en implantant de manière quasi invisible la graine d’une idée dans notre cerveau, que l’on considérera, de notre fait, et qui pourtant nous a été imputée. Ainsi, chaque pensée de chaque personnage est analysée par une IA (Intelligence « Amie ») dès lors qu’ils portent leur bague d’identification (et les personnes ne portant pas de bague sont les sans bagues, analogie avec nos « sans papiers »). Dans leur tête, alors, et devant leurs yeux, apparaissent des pubs ciblées de manière impromptue. C’est si réel, que, le lecteur est gêné par cette apparition qui hache les pensées de nos personnages. Et cette intrusion, elle nous fait penser aux pubs ciblées qui jaillissent en pop-up lorsque l’on fait des achats sur internet, lorsque l’on renseigne des passions, des hobbies sur nos réseaux préférés. Le Big Data est partout, il voit tout, et enregistre tout. C’est un contrôle insidieux et vicieux de la population, une instrumentalisation de toute la société.

« Toi que Big Tata couve dans ton technococon. Plutôt chenille ou papillon ? Se lover ou s’envoler, enfin ? » .

Un contexte politique

Dans ce livre, nous avons la représentation d’une société de consommation et d’une séparation nette des classes sociales, par l’intermédiaire de 3 ou 4 factions : sans-bagues, standards, premium, privilège, chacun ayant un droit différent à accéder aux routes, parcs, batiments… Cette organisation est critiquée tout le long du livre, critique officieuse de notre propre société qui fonctionne également par des castes (pauvres, classe moyenne, riches). L’Auteur exprime à travers ses personnages un rejet complet du capitalisme, d’une société de consommation massive qui détruit la planète, du fonctionnement de notre société actuelle qui fonce vers un gouffre. Il propose, dans son livre, une alternative qui pense plus à la communauté, à l’ensemble, plutôt qu’à l’individuel qui est permanent et dominant partout : on parle de Zones auto-gérées ZAG (ressemblant aux ZAD de notre époque, à savoir Zones À Défendre), de Communes, il renverse totalement le pouvoir en établissant un fonctionnement autonome où chacun participe et où les tâches sont choisies au hasard, pour que tout le monde tourne et que l’on ne revienne pas, comme auparavant, dans un système de dominant-dominé.

De plus, il nous introduit également à la philosophie du vitalisme, qui envisage la vie comme de la matière, animée par d’une force vitale qui s’ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière. Il parle notamment de Gilles Deleuze, et la citation qui va suivre correspond totalement ce livre « On n’écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses maladies. Dans l’acte d’écrire, il y a la tentative de faire de la vie quelque chose de plus que personnel, de libérer la vie de ce qui l’emprisonne. […] Il y a un lien profond entre les signes, l’événement, la vie, le vitalisme. C’est la puissance de la vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés ».

C’est un livre très engagé, qui nous présente également une acceptation de tout le monde, quelque que soit la couleur, l’orientation sexuelle, utilisation d’iel, personnages non binaires, LGBTQ+, féminisme… L’auteur frappe fort en abordant tous ces sujets simplement en en faisant une partie intégrante de son histoire.

« Nous sommes la pire chose qui soit arrivée au vivant ». « Maintenant, la seule croissance que nous supporterons sera celle des arbres et des enfants ». « Quelle est la couleur de la Terre que tu veux » (nom de chapitre très évocateur).

Une belle histoire d’amour

Au delà de tout cela, on aborde la paternité et la maternité, l’histoire de cette famille qui a perdu son enfant et qui tente désespérément de la retrouver. C’est cette trame qui fait avancer le livre, cette quête qui fait que les personnages se mettent à réfléchir sur leur vie, leur passé, leur futur, leur implication dans leur monde tel qu’il est. Et surtout, on peut voir l’amour qu’ils dégagent pour leur enfant, et combien, encore une fois, l’ensemble passe avant l’individuel : ils font tout pour la retrouver, au péril de leur vie.

Une merveille auditive et visuelle

Ce roman, typographiquement, linguistiquement et auditivement parlant est une pure merveille. L’auteur joue avec et manie les sons avec une habilité surprenante : nous sommes en train de lire, mais on entend l’histoire. Cette histoire est basée sur les sons et les figures de styles notamment sur les figures de dictions sur la continuité sonique et les répétitions lexicales (attention, vous allez manger des allitérations et des assonances), que l’auteur reprend également dans son écriture ce qui intègre le lecteur dans un poème versatile aux multiples facettes et qui résonne dans le cerveau, ou dans les oreilles si vous lisez à haute voix, du spectateur de cette fantastique diction.

L’utilisation d’un tempo de phrase est remarquablement bien associé à une typographie, mise en oeuvre par Esther Szac (elle a également inventé le langage des Furtifs, le Swymkeg, je vous mettrai un lien pour aller voir son site web), qui met en exergue les moments où le rythme est plus marqué, l’excitation ou la détresse d’un personnage. Et cette rythmique typographique peut être interprétée de façon différente par tout un chacun. Je les assimile personnellement à des battements de coeur, une chamade qui augmente, dictant la mesure et la mélodie des mots associés. On a d’ailleurs une alternance de phases poétique et tendre associées à des scènes épiques qui nous coupent le souffle.

Ainsi, chacun des personnages est assimilé à une typographique, avec un travail linguistique remarquable, si bien que la description poussée de ces derniers ainsi que de leur apparence n’est en aucun cas nécessaire : leur parole, leur voix, leur diction est suffisante pour nous dresser un portrait convaincant d’une personne bien réelle. Ces typographies englobent les caractères hétéroclites des personnages.

Le lecteur pourrait être effrayé par ce travail d’écriture : l’Auteur inverse des mots, des syllabes, utilise des figures de style, des diacritiques et des glyphes ; et pourtant tout ceci est partie essentielle du livre et de sa compréhension. Des scènes en deviennent magnifiques et sublimées par l’utilisation de ces signes, si bien que j’ai même réussi à pleurer de par la beauté de ces associations : la scène en question était déjà triste, mais l’association des diacritiques l’a rendu majestueuse et émouvante.

À la page 431, on assiste notamment à une scène magnifique où la liaison physique des corps s’emmêle avec la liaison psychique, et l’auteur arrive à nous faire ressentir tout un tas d’émotion en mélangeant les dictions et les typographies, permettant de comprendre que les deux êtres sont en phase et ne font plus qu’un : c’est une sorte de symbiose, comme celle que les humains pourraient effectuer avec les Furtifs ? De même, cette symbiose furtive est retrouvée vers la fin du livre, les personnages devenant peu à peu furtifs, tout cela marqué par l’utilisation de cette linguistique étonnante, virevoltante et nouvelle. Lorca, un des personnages, utilise notamment le conditionnel lorsqu’il entre dans une sorte de transe… furtive…

À lire ou pas : Bien évidemment. C’est un trésor de littérature, le travail effectué est magnifique, réfléchi, recherché, et même si la fin est un peu lente pour moi, on ne peut pas passer à côté de ce livre.

4,5/5, pas de note parfaite car quelques lourdeurs (on sent que certains passages sont forcés) et une fin un peu lente, mais si l’on prend dans l’ensemble le livre est super.

Bon. Je ne sais pas trop comment je me sens après avoir écrit cette chronique. Il est clair que le livre, dans le message qu’il véhicule, mais aussi dans l’histoire, va rester gravé dans ma mémoire longtemps, comme La Horde du Contrevent. Je me sens un peu étrange, j’ai peur d’avoir mal décrit les choses, de m’être enorgueilli de ma lecture et d’avoir trop voulu bien faire. Mais ce que je décris ici est ma pensée, et, si elle n’est surement pas parfaite, cela m’a fait du bien de pouvoir poser des mots sur ce que j’ai ressenti.

Si vous avez également lu le livre, n’hésitez pas à me laisser un petit commentaire, qu’on en discute en dessous 🙂

Bouquinement vôtre, Jade.

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